La tour des Cigognes à Thann
De l’enceinte médiévale de la ville de Thann, les vestiges sont maigres et il semble complexe de retracer l’histoire de son adaptation à l’arme à feu avec les des vestiges actuels. Il ne subsiste en effet que deux tours : la tour des Sorcières, que nous avons traité dans un précédent article, et la tour des Cigognes, dont nous proposons de faire l’analyse ici. La tour des Cigognes a probablement été construite entre 1360 et 1364, en même temps que le mur d’enceinte ouest et la porte dite « des Vosges » qui devait servir à agrandir la fortification primitive de 1290 vers l’ouest. C’est probablement dans la première moitié du XVe siècle que les tours de la ville de Thann, sont adaptées à l’artillerie puisque nous savons qu’en 1445 les thannois se défendent de leurs canons contre les Armagnacs. La tour des Cigognes survivra sans mal au siège mené par les troupes Suisses en 1468, car seules les courtines du Faubourg Saint-Jacques sont détruites à cette date. Ce n’est qu’en 1572 que la tour est rénovée, à l’image des autres flanquements de l’enceinte, et pourvue d’une couverture de tuiles. Ces rénovations ne permettront malheureusement pas à la ville de passer sans encombre les troubles de la guerre de Trente Ans puisqu’entre 1633 et 1639 Thann est prise plus de sept fois3. A la fin de ces sièges successifs, les fortifications de la ville sont dans un état de dégradation avancé ce qui mènera à la démolition de la majorité des tours et des portes dans les années 1860. La tour des Cigognes survit à cette campagne de destruction mais est touchée par un obus lors de la première guerre mondiale. Elle est restaurée en 1922, après avoir été classée au titre des monuments historiques puis deux nouvelles fois, en 1926 et en 1966.
La tour des Cigognes est située à l’angle du mur d’enceinte ouest et du mur d’enceinte sud. Actuellement, l’emplacement du rempart ouest est encore imprimé dans le maillage urbain, entre la rue des Remparts et la rue de l’Etang ainsi qu’entre la rue des Cigognes et l’avenue des Volontaires. La seule trouée visible, rue de l’Etang, correspond à l’ancien passage de la porte des Vosges. La tour de la poudrière, anciennement située au nord-ouest de la muraille, est détruite en 1860. Le long de la route nationale 66, il est possible de deviner l’emplacement du rempart sud, qui se pérennise dans les gouttereaux de certaines bâtisses et qui se caractérise par un appareil en galet de rivières noyés dans un mortier grossier, caractéristique de la ville de Thann. Des tours dites carrée et sud-est, il ne reste aucun vestige.
La tour des Cigognes présente une élévation sur quatre niveaux construits dans un appareil de moellons de grès jaune et rouge noyés dans un mortier à base de sable gréseux. Le parement extérieur a largement été remanié par les travaux de reconstitution intervenus au XXe siècle. L’ampleur de ces remaniements est très sensible dans les photographies de la tour prises dans la première moitié de ce siècle. Ces clichés nous prouvent qu’un bâtiment d’habitation était à l’origine placé plus au nord-ouest que l’édifice actuel, ce qui explique probablement le grand nombre de baies rebouchées à cet endroit, traces anciennes de la circulation entre la tour et ce bâtiment. Les trois premiers niveaux de la tour, planchéiés, sont de plan pseudo-circulaire. Le dernier niveau présente en revanche un plan octogonal avec des chainages d’angles sur les huit pans. Ce changement de plan intervient probablement lors des restaurations de 15724, lorsque la ville rénove toutes les tours de l’enceinte.
Analyse des ouvertures de tir
a) Premier étage
Les remaniements successifs de la tour ne nous ont laissés à cet étage qu’une unique ouverture de tir pour armes à feu (THCI1). Il s’agit d’une arbalétrière-canonnière à bouche en fer-à-cheval construite dans un grès jaune dont les traces d’outils ne sont plus visibles à l’extérieur de la tour. La forme très particulière de la bouche de cette arbalétrière-canonnière, circulaire d’abord, puis s’évasant ensuite vers le bas, s’avère peu répandue. Quelques comparatifs existent néanmoins comme dans la maison forte de Mimeure (Côte d’Or) ou dans le château de Monsetoy à Epinac (Saône-et-Loire). Dans la totalité des cas, l’étude des ouvertures de ce type à démontré qu’il s’agissait d’anciennes arbalétrières-canonnières dont la bouche ronde était originellement située dans le premier tiers de la mire et qui, dans une période postérieure, avaient été réaménagées pour accueillir un armement de plus gros calibre. La bouche de tir, d’abord ronde, est alors retaillée dans l’épaisseur de la mire inférieure lui conférant la forme caractéristique en fer-à-cheval. Sur le parement externe de la tour, ces remaniements sont bien visibles dans le léger évasement pratiqué dans la bouche de tir et dans l’élargissement de la fente de visée du côté gauche. Pour cette ouverture, il faut donc probablement imaginer à l’origine une arbalétrière-canonnière semblable à celles du premier étage de la tour des Sorcières –bien que de calibre très inférieur-, réaménagée dans une période plus tardive. A l’intérieur de la tour ces remaniements sont plus évidents, de profondes traces d’outils (broche) sont visibles à l’endroit où l’ouverture a été élargie. Ces réaménagements, en plus de conférer un plus gros calibre à la gueule de l’ouverture, permet d’avoir un angle de tir plus large du côté gauche par la construction d’un léger biais dans les blocs de l’embrasure. La niche de tir de THCI1 comporte un plan de forme triangulaire avec un retrait du coté droit. Les parois de la niche ayant été réenduites avec du béton, il est impossible de déterminer si ce retrait est contemporain de l’ouverture originelle ou s’il s’agit d’un remaniement plus tardif. Au nu du mur, une allège d’environ 1 mètre de hauteur permet d’appuyer une arme à feu de moyen calibre à cet endroit.
b) Second étage
Ce niveau présente trois embrasures, dont deux au moins sont des ouvertures de tir pour armes à feu. Les deux premières ouvertures sont très semblables. Il s’agit de deux petites baies de jour de moins de 80cm de hauteur placées dans des niches triangulaires à allège. L’une de ces ouvertures (B6), située au nord-ouest, se présente toujours à l’heure actuelle sous la forme d’une baie de jour. La seconde (THCI3), située au nord, a été réaménagée en ouverture de tir pour armes à feu. Sur le parement externe de la tour, cette ouverture est constituée de trois blocs de grès de moindre qualité (semblables au grès utilisé pour B6) étant sans doute les vestiges de l’ancienne baie de jour. Dans sa partie inférieure, un bloc de grès jaune dans lequel a été aménagé un négatif semi-circulaire, permet à l’ouverture d’accueillir le fût d’une arme à feu. Ce type d’ouverture de tir, appelé fenêtre canonnière à appui semi-circulaire, est assez courant dans la fortification des XVIe et XVIIe siècles. On en trouve par exemple au château d'Ampiac (Aveyron) ou de Châtillon-sur-Saône (Vosges). Malheureusement, l’ouverture THCI2 semble avoir été fortement remaniée lors des travaux de 1966 et il est difficile de la dater avec certitude.
La dernière ouverture de tir de l’étage (THCI2), située au sud-est, présente également les vestiges d’une ancienne baie de jour, probablement contemporaine des deux autres étant donné le plan de sa niche, sa forme et sa hauteur. Dans sa partie inférieure, la baie de l’ouverture THCI2 est équipée d’un évasement quadrangulaire fortement incliné en direction du sol. Cet élément peut aisément être considéré comme simple canonnière de forme quadrangulaire. La forte inclinaison de son axe de tir vers le bas et sa distance par rapport au sol de la niche de tir (d’environ 40cm) invitent cependant à proposer une autre interprétation pour cet élément. A partir du XIIe siècle, les grenades apparaissent en Europe centrale. Qu’elles soient remplies de matières incendiaires ou de poudre, la présence de ces capsules de terre cuite sphériques ou ovoïdes est attestée dans plusieurs sources de la comptabilité médiévale. Dans de rares cas, les ouvertures de tir pour armes à feu peuvent être aménagées pour utiliser cet armement spécifique. De magnifiques exemples de ce type sont visibles au château de Couzage (Corrèze) ou de Raueneck (Bavière), dont les canonnières présentent une rigole fortement orientée vers le bas servant à y faire glisser des grenades. Au château de Brest, la tour de la madeleine présente également une ouverture de tir très similaire à THCI2. Il parait donc raisonnable de supposer, pour cette ouverture, l’utilisation d’armes à feu de petit calibre dans l’ouverture de la baie de jour et, dans l’évasement quadrangulaire inférieur, l’utilisation occasionnelle de grenades en terre cuite. Ces grenades, placées dans le conduit, étaient entraînées par sa forte déclivité à la base la tour dans le but d’empêcher les opérations de sape à cet endroit. Bien évidement l’utilisation de ce conduit pour l’utilisation d’armes à feu de petit calibre n’est pas à exclure, comme le prouve son orientation en direction de la base de la courtine sud-est.
c) Troisième étage
Ce niveau est sans doute le plus remanié de la tour et la lecture de son organisation interne y est donc très complexe. La plupart des maçonneries sont renduites et au sud le parement est très perturbé, probablement en raison de l’obus tombé sur la tour lors de la première guerre mondiale. Le troisième étage présente à l’heure actuelle trois ouvertures de tir de la famille des fenêtres canonnières à appui semi-circulaire. L’ouverture THCI6, à l’ouest, présente une morphologie classique de ce type d’ouverture : une baie de jour dans laquelle a été aménagé un négatif semi-circulaire de 30 cm afin de pouvoir accueillir le fût d’une arme à feu. La niche de cette ouverture, en ébrasement triangulaire, est équipée d’un léger retrait d’environ 40 cm afin de protéger le tireur des tirs adverses ou d’entreposer poudre et munitions. L’ouverture THCI4, située à l’est, est très semblable à THCI3 mais présente en plus une barre de bois de placée en travers de la niche de tir. Ce type d’aménagement, appelé barre d’appui, est courant dans la fortification des régions germaniques entre les années 1430 et 14709. Ces barres d’appui sont présentes pour absorber le recul d’une arme à feu en supportant la culasse de l’arme au moyen d’un imposant madrier de bois. Lors du tir de la pièce, le madrier est censé absorbé la force du recul produite par l’éjection du projectile. Ce système sera peu à peu abandonné au cours du XVIe siècle avec l’invention d’armes à feu plus légères et de l’affut à roue qui permettait d’absorber le recul du canon sans le bloquer. Un magnifique exemple de barre d’appui en bois a pu être daté par dendrochronologie des années 1470 à la tour des Cigognes de Ribeauvillé10. A Thann, cet aménagement ne peut être antérieur à 1572 (date de la construction du troisième étage). En raison de cette datation tardive et de l’épaisseur de la pièce de bois (à peine plus de 5 cm) il est plus que probable qu’il s’agisse d’un aménagement tardif, probablement une reconstruction inhérente aux travaux de 1922 ou de 1966.
Une réserve raisonnable doit également être émise quant à l’authenticité de l’ouverture THCI5. Cette dernière est tout d’abord plus haute que les deux autres ouvertures de l’étage (97cm contre 70cm). Elle présente aussi deux retraits symétriques au lieu d’un seul et se voit, dans sa partie interne, pourvue de traces de scies sur les jambages de sa fente de tir. En Alsace, ces traces d’outils sont habituellement attribuées aux périodes comprises entre le XIXe et le XXe siècle. Enfin, l’ouverture TCHI5 est située au sud de la tour, à l’endroit où serait tombé l’obus lors de la première guerre mondiale. Il est alors raisonnable de penser que cette ouverture de tir à été reconstruite voire construite au cours du XXe siècle, lors de la reconstruction du parement à cet endroit.
Au nord-ouest de la tour, une dernière ouverture, qui n’est pas une ouverture de tir, pose également quelques questionnements quant à la datation de cet étage. Il s’agit d’une baie à allège d’environ 60 cm de largeur utilisant sans doute en remploi deux blocs de grès jaune provenant d’une baie en arc brisé. La finesse des moulurations de ces blocs laisse à penser qu’ils viennent probablement d’un édifice religieux des XIVe ou XVe siècle. Sans analyse pétrographique, il est malheureusement impossible de retracer l’origine exacte de ces blocs mais l’utilisation de grès jaune évoque celui utilisé dans les édifices thannois. Quoiqu’il en soit l’usage de ces blocs ainsi que celui à décors végétaux sur le parement externe à l’ouest de la tour, démontre une grande perturbation de la partie sommitale de la tour.
Phasage et états de construction
Dater une ouverture de tir sans l’aide des sources historiques est une entreprise risquée, à plus forte raison quand l’édifice est aussi remanié que la tour des Cigognes. Pour cette raison nous ne proposerons ici qu’une réflexion sur le phasage des différents états de la tour en donnant des propositions de datation. Dans un article à venir, ces hypothèses seront confirmées ou infirmées avec l’appui des sources historiques et iconographiques
Une première phase de construction intervient sur la tour des Cigognes dans la période de sa construction, soit dans les années 1360-1364. De cette période datent probablement l’essentiel des maçonneries des trois premiers niveaux qui, bien que fortement remaniés, présentent un appareillage relativement semblable, constitué de blocs de dimensions hétéroclites non taillés et de galets de rivières noyés dans un mortier sableux de couleur jaune. Le sous-sol récemment excavé était selon toute apparence un niveau de soubassements. Il a sans doute fait partie de la première phase de construction bien que de nombreux remaniements y soient visibles.
La seconde phase se caractérise par une première adaptation de l’édifice à l’arme à feu. Celle-ci n’est aujourd’hui visible que par l’arbalétière-canonnière du premier étage (THCI1), d’une morphologie très semblable à certaines ouvertures retrouvées dans la tour des Sorcières. Si d’autres ouvertures de tir sont percées lors de cette phase, il n’en reste malheureusement aucun vestige. En raison des fortes reprises de l’ouverture THCI1, il est difficile de la dater avec précision. Néanmoins, sa forme supposée (arbalétrière-canonnière à bouche ronde au premier tiers de la mire) et la présence d’une allège haute d’environ un mètre encouragent l’hypothèse de l’utilisation d’armes à feu semi-portatives de type haquebute. La datation de ce type d’armement (en usage jusqu’aux années 148011) et la comparaison de l’ouverture TCHI1 avec des embrasures similaires dont la datation nous est connue encouragent l’hypothèse d’une datation entre les années 1450 et 1480. D’autant plus que nous savons aujourd’hui que la ville de Thann est équipée d’armes à feu avant 1445, puisque ces armes nous sont décrites lors du siège des Armagnacs. Dans une troisième phase, la partie sommitale de la tour est remaniée et le troisième étage est construit. A l’origine cet étage, tout comme l’étage inférieur, ne semble percé que de petites baies de jours mesurant entre 60 et 70cm de hauteur. Cette phase intervient probablement en 1572, lorsque la ville de Thann entreprend de rénover toutes les tours de l’enceinte
Dans une quatrième phase, toutes les embrasures de la tour des Cigognes sont remaniées. Les baies de jours sont alors pourvues de négatifs circulaires ou de conduit pour permettre le tir et/ou l’utilisation de grenades. L’arbalétrière-canonnière du premier étage est probablement élargie et transformée lors de cette phase. La datation de cette phase de construction est complexe car elle intervient de façon très ponctuelle sur les ouvertures de tir et demeure par la suite très perturbée par des remaniements postérieurs. Quoiqu’il en soit, le processus d’élargissement d’ouvertures plus anciennes est connu pour d’autres sites comme au château d’Auxonne (Côte d’Or) dans lequel les arbalétrières-canonnières se voient élargies à la broche au XVIIe siècle. De la même façon, l’adaptation tardive de baies en ouvertures de tir pour armes à feu est un processus connu est courant dès la fin du XVIe siècle.
Dans la tour des Cigognes, le remaniement tardif des ouvertures semble se caractériser par une grande rapidité de réalisation, voire une certaine urgence. Cette impression est confortée par la réutilisation de formes plus anciennes et par des traces d’outillages peu soignées présentes dans la partie arrondie de la plupart des anciennes baies de jour. Pour cette raison il semble raisonnable de supposer que ces aménagements ne sont pas l’objet d’une campagne de fortification commune à l’ensemble de la ville mais plutôt d’une re-fortification ponctuelle de la tour dans une période de troubles répétés. Cette phase intervient probablement entre 1633 et 1639, lorsque la ville est plusieurs fois assiégée lors de la guerre de Trente Ans. Cette datation semble par ailleurs cohérente avec l’utilisation de grenades dans la région.Dans une dernière phase, s’échelonnant en plusieurs campagnes de travaux au cours du XXe siècle, une reconstruction importante de la tour est opérée. Ce siècle voit la construction puis la destruction du bâtiment d’habitation au nord de la tour, occasionnant le percement de nombreuses baies de ce côté. Dans les années 1920, un second bâtiment d’habitation est construit plus au sud, entrainant à nouveau plusieurs percements. L’organisation interne de l’édifice est fortement perturbée pendant cette phase puisque la hauteur des maçonneries du rez-de-chaussée et du deuxième étage est abaissée. La plupart des baies sont remaniées, à l’image des soupiraux du rez-de-chaussée, rendant impossible l’étude des percements originels. La plupart des ouvertures de tir semblent également rénovées voire reconstruites, particulièrement au troisième étage. Du côté du parement externe, les travaux de 1966 remanient fortement l’organisation primaire du parement d’origine. A l’intérieur de la tour, la majorité des maçonneries sont enduites, rendant leur lecture impossible.
Merci à J-B. Ortlieb et L. Wissemberg pour leur aide pour cet article !