La tour des sorcières à Thann (68)
Historique :
Dès les années 1290, la ville de Thann est pourvue d’une enceinte. Ce système fortifié est maintes fois rénové, notamment pour adapter la ville à l’usage de l’arme à feu. La plupart des tours de la fortification sont alors percées d’ouvertures de tir pour armes à feu appelées « bouches à feu » ou plus largement « canonnières » (fig.1). Malheureusement, seules nous sont parvenues les bouches à feu des tours des Sorcières (nord-est) et des Cigognes (sud-ouest), ces deux tours étant les seules de la ville encore en élévation de nos jours. Dans ce premier article, nous proposons l’analyse des ouvertures de tir de la tour des Sorcières suivie, dans un prochain article, de l’étude pluridisciplinaire de la tour des Cigognes et du système fortifié de Thann dans son ensemble
La tour des Sorcières a probablement été construite en 1411, lorsque l’enceinte de la ville de Thann est doublée à l’est, sous l’impulsion supposée de Catherine de Bourgogne[1]. À l’origine, la tour était placée à l’angle entre le mur d’enceinte est et le mur d’enceinte nord. Le mur nord-est est actuellement conservé dans l’un des murs gouttereaux de la maison accolée à la tour des sorcières, probablement construite avant le premier tiers du XIXe siècle[2]. Ce mur est long de 14 mètres et épais d’environ 2.5 mètres. Il ne comporte aujourd’hui plus aucune ouverture de tir. Ce phénomène est probablement la conséquence d’un ordre de l’intendant de la ville qui, en 1748, ordonne que les ouvertures percées dans les murs des maisons accolées à l’enceinte soient obstruées[3]. La tour des Sorcières elle-même est un édifice de plan circulaire construit en moellons de grès rouge, de grès jaune et de galets de rivière, le tout noyé dans un mortier à base de chaux et de sable. La tour est organisée en trois niveaux, tous pourvus d’ouvertures de tir (fig.2). L’analyse des parements de la tour atteste de l’existence probable d’un niveau intermédiaire entre le premier et le deuxième étage, sans qu’il soit possible de déterminer à quelle époque ces niveaux ont été fusionnés pour donner le deuxième étage actuel, plus haut de plafond que les autres. La partie basse de la tour est pourvue d’au moins quatre assises de blocs de grès rouge à bossage rustique, dont deux ont disparu lors de la construction du chemin de hallage construit entre la rivière de la Thur et la tour dans les années 1980. La partie sommitale de la tour des Sorcières présente une toiture en bulbe d’oignon, rénovée en 1975[4]. Cette toiture si particulière est déjà représentée sur le frontispice de Schenck et était donc déjà en place dans le second tiers du XVIIe siècle, tout comme les baies sommitales qui ornent la tour[5]. Nous savons en outre que les toits de l’ensemble des tours de la ville sont rénovés en 1572[6]. Actuellement, il est encore possible d’observer un exemple de toiture similaire sur l’une des tours du château de Daaden en Rhénanie-Palatinat.
Analyse des ouvertures de tir :
a) Premier niveau
Le rez-de-chaussée de la tour est percé de deux canonnières en grès rouge (THSO1 et THSO2) à plan en double ébrasement, dont la façade extérieure se caractérise par une forme en « 8 horizontal » ou « en lemniscate » ornée de bossages tubulaires (fig.3). La raison de la présence de ces bossages, dont certains sont biseautés, est relativement énigmatique. Si certaines études anciennes avancent l’hypothèse d’une fonction militaire pour ces éléments[1], il est probable qu’il soit plus judicieux de pencher pour une fonction ornementale, voire pour une mode de construction très localisée. La forme en lemniscate et les canonnières à bossages sont en effet des caractéristiques très communes du domaine germanique, et il est extrêmement rare de les repérer hors de cet espace. Ainsi trouve-t-on de remarquables canonnières en lemniscate au château du Schoeneck (67) ou au Wagenbourg de Soultzmatt (68). Il faut également mentionner certaines occurrences de ce type hors de la région alsacienne, comme aux châteaux de Bougey et de Vallerois-le-Bois en Haute-Saône, à l’église de Norroy-le-Veneur en Lorraine ainsi qu’aux châteaux de Hardheim et Neudhann en Allemagne. Les canonnières à bossages semblent, quant à elle, représenter un type plus localisé puisqu’on les observe essentiellement dans la fortification alsacienne. C’est notamment le cas des châteaux du Haut-Barr à Saverne (67), dans les fortifications de la ville de Riquewihr (68) ou sur la tour des Fripons à Amershwir (68), qui en présentent de très beaux exemples.
L’évasement extérieur des canonnières de ce niveau présente un autre élément défensif très prisé dans la fortification alsacienne : les trémies. Contrairement aux bossages, cet aménagement en « marche d’escalier » revêt une fonction essentiellement militaire ; il fut inventé pour pallier à ce qu’on appelle le « coup d’embrasure ». Ce terme désigne l’action lors de laquelle un projectile adverse ricoche le long des parois de l’évasement jusqu’à pénétrer dans l’orifice de tir et atteindre le tireur dans la tour. Dès la fin du XVe siècle, plusieurs inventions visent à résoudre ce problème et à mettre le tireur de la canonnière en sécurité. L’une des solutions ayant rencontré le plus de succès en Alsace (ainsi que dans d’autres régions, comme la Bourgogne) est la trémie qui, par ses marches successives, empêche le projectile de suivre les parois de l’évasement en lui opposant une série d’obstacles rectilignes (fig.4).
La partie interne des canonnières de ce niveau est également très riche d’informations. Les « bouches » de ces canonnières sont tout d’abord équipées d’aménagements dits en « entonnoir », c’est à dire en chanfrein circulaire très doux. Cet équipement, qui n’est pas sans rappeler la forme chanfreinée de certaines baies médiévales, est en général construit pour limiter le risque de bris de la bouche de tir lors de l’insertion d’une arme à feu. En effet, quand le fût de l’arme est inséré dans la bouche de tir, il peut en heurter les bords. Le chanfrein de l’entonnoir permet d’adoucir les arêtes de la bouche et ainsi de la rendre plus solide. Cet aménagement permet également d’augmenter légèrement l’angle de visée de la canonnière en agrandissant la bouche de tir dans sa partie interne.
Les deux canonnières de ce niveau présentent également deux éléments métalliques de part et d’autre de la bouche de tir, à l’intérieur de la tour. De ces ferrures il ne reste aujourd’hui que des traces, particulièrement visibles sur la canonnière THSO2, en meilleur état de conservation. Elles se présentent sous la forme d’un anneau de 5x3cm à gauche et d’une fiche de section quadrangulaire de 4x4cm à droite. Les deux ferrures sont toutes deux placées à la moitié du diamètre de la bouche de tir. Ces éléments métalliques sont probablement les vestiges d’un système de support pour armes semi-portatives. Une fine barre en métal était alors fixée à l’anneau et à la fiche quadrangulaire, probablement plus saillante à l’origine. Les armes semi-portatives de cette période étant pourvues de « croc » (crochet métallique placé à l’avant du canon), il était possible de placer son arme sur la barre afin de limiter la force du recul engendrée lors du tir grâce à l’action du croc sur la barre de fer. Lorsqu’il était nécessaire d’utiliser une arme plus lourde, la barre en fer (rendue amovible grâce à l’anneau) était probablement retirée pour permettre l’insertion d’une pièce de plus gros calibre.
b) Deuxième niveau
Le premier étage de la tour des sorcières présente deux ouvertures (THSO3 et THSO4) de type arbalétrière-canonnière à bouche ronde au premier tiers de la mire (fig.5). L’ouverture THSO3, construite en grès rouge, est décorée dans sa partie externe de bossages rustiques et d’un liseré taillé autour de sa mire et de sa bouche de tir. L’ouverture THSO4 est quant à elle constituée de quatre blocs de grès rouge, présentant les traces d’un enduit de couleur jaunâtre dont la fonction et la datation sont aujourd’hui inconnues. À l’origine cette ouverture présentait probablement les mêmes décors que l’ouverture THSO3, puisque de légères traces de liseré sont encore visibles sur THSO4. Ces décors ont toutefois probablement été détruits dans une période postérieure.
Le plan de ces ouvertures se caractérise par un ébrasement simple de forme triangulaire, extrêmement répandu pour ce type d’ouverture. L’ouverture THSO3 présente également un retrait de 45cm sur la paroi gauche de sa niche, probablement aménagé pour servir à l’entrepôt des munitions ou pour le retrait du tireur lors des tirs adverses.
Si la forme des ouvertures de ce niveau est tout à fait classique, leurs dimensions sont relativement hors-normes. Avec des bouches de tir de 36.5cm de diamètre en moyenne, et surtout des mires de visée de 20x40cm, la taille de ces ouvertures rend leur utilisation très dangereuse pour les tireurs de la tour. Les expérimentations de P. Durand au château de Courday-Salbart ont pu prouver qu’un archer peu entrainé atteint une archère de 5cm d’épaisseur à 30 mètres de distance dans 14% des cas[7]. Considérant que les mires de ces canonnières sont quatre fois plus épaisses, il est difficile d’imaginer que ces ouvertures aient pu être utilisables en temps de guerre. Toutefois, l’aspect actuel des ouvertures de cet étage n’est que le dernier état que nous leur connaissons. Il est donc très probable qu’à l’origine ces arbalétrières-canonnières aient présenté des dimensions plus restreintes et qu’elles aient été élargies à période où la tour servait de bâtiment d’habitation.
c) Troisième niveau
Des ouvertures de tir du deuxième étage, il ne reste que les vestiges du parement externe de la tour. Les niches de tir et la partie interne de ces ouvertures sont en effet recomblées et il n’est plus possible de les observer à l’heure actuelle. De l’extérieur de la tour, il est cependant possible de définir trois types d’ouvertures à cet étage (fig.6).
La première ouverture de tir (THSO5) est une simple archère en grès jaune et rouge dont l’un des jambages est légèrement élargi dans son premier tiers. La seconde ouverture (THSO6) est une arbalétrière-canonnière à bouche circulaire en bas de la mire, réalisée dans le même grès rouge que les ouvertures des niveaux antérieurs. Les ouvertures THSO7 et THSO8 sont constituées d’arbalétrières-canonnières à bouche ronde en bas de la mire, réalisées en grès jaune, et de canonnières à trou de forme circulaire, réalisées en grès rouge, dans leurs parties inférieures. L’ouverture THSO9 est construite sur le même principe, mais accueille dans sa partie supérieure une archère en grès jaune et rouge plutôt qu’une arbalétrière-canonnière.
L’association de canonnières à trou et d’archères ou d’arbalétrières-canonnières est relativement courante à partir de la fin du XVe siècle, comme au boulevard du château de Lassay (53) ou au château de La-Motte-Ternant (21). Ces ouvertures, dîtes de type « Suscinio », ont été particulièrement étudiées au château de Suscinio à Sarzeau dans le Morbihan[1]. Dans la majorité des cas, ces ouvertures sont issues de la modernisation d’ouvertures plus anciennes pour lesquelles il a été choisi de conserver la mire afin de participer à l’évacuation des fumées produites lors du tir.
Phasage et états de construction
Dater une ouverture de tir sans l’aide des sources historiques est une entreprise risquée, c’est pourquoi nous ne proposons dans ce premier article qu’une réflexion sur le phasage des différents états de la tour.
La première phase de percement des ouvertures de tir intervient probablement en même temps que la création de la tour. Cette phase voit la création d’archères en grès jaune dans la partie sommitale de la tour.
Dans une seconde phase, la tour est adaptée à l’arme à feu et les autres ouvertures en grès rouge sont percées dans la masse de la maçonnerie de la tour. La postérité de ces ouvertures par rapport à la maçonnerie originelle est particulièrement sensible à l’endroit de la canonnière THSO1, en dessous de laquelle une assise de bossage a été interrompue pour permettre le percement de la canonnière. Au troisième niveau, les archères, sans doute médiévales, sont adaptées en arbalétrières-canonnières par l’aménagement d’une bouche circulaire, à l’exception de l’ouverture THSO6 et d’un des jambages de l’archère de THSO9, qui eux sont totalement remplacés. Dans la même phase, ou dans une phase postérieure, trois des ouvertures du second niveau (THSO7, THSO8 et THSO9) sont adaptées pour l’usage d’artillerie « lourde » et sont associées à des canonnières à trou de forme circulaire. Ces aménagements sont réalisés aux endroits les plus stratégiques de la tour, à savoir en tir de flanquement des murs d’enceinte est et nord, ainsi qu’en tir frontal.
Parallèlement, deux arbalétrières-canonnières sont percées au second niveau, de même que les deux canonnières du rez-de-chaussée. À l’origine, trois canonnières en lemniscates étaient probablement visibles au premier niveau, comme l’atteste la présence d’un bossage tubulaire vertical semblable à ceux des canonnières THSO1 et THSO2 situé à côté de la porte à l’est de la tour. Cette ouverture (THSO10), aujourd’hui détruite, serait cohérente avec la ligne de canonnières du mur d’enceinte est, figurée dans plusieurs sources iconographiques, chapitre que nous aborderons dans un prochain article[2].
Dans une troisième phase, la tour est transformée en bâtiment d’habitation. C’est probablement à cette période que la maison accolée à la tour est construite. Certaines ouvertures de tir sont alors détruites (THSO10), d’autres sont élargies (THSO3 et THSO4) et certaines sont recomblées dans leur partie interne (toutes les ouvertures du troisième niveau).
Proposition de datation.
Nous l’avons dit, proposer une datation pour ces trois phases de construction est une entreprise à risque, aussi nous limiterons-nous à de simples hypothèses dans l’attente d’une étude historique plus poussée. La phase n°1 semble intervenir en même temps que la création de la tour, soit en 1411, au moment du doublement de l’enceinte à l’est de la ville. La datation de la phase n° 2 est plus complexe. On sait en effet que Thann est équipée d’artillerie lourde dès 1445, période à laquelle la ville résiste aux Armagnacs grâce à ses canons[3]. Pourtant, le plan en double ébrasement des canonnières du rez-de-chaussée n’apparait que dans les années 1470 dans la fortification royale française. De plus, D. Specklin[4], dans son projet de restauration des fortifications de la ville de Belfort, propose pour la ville des canonnières très semblables à celles du rez-de-chaussée de la tour des sorcières. Il est donc plus probable que la seconde phase de la construction de la tour date de la campagne de modernisation des défenses de la ville en 1507 ou de la restauration des tours en 1572[5]. La troisième et dernière phase de construction est plus facile à cerner. Bien que l’on sache que les fortifications de la ville sont ruinées après la guerre de Trente Ans, cette dernière phase intervient plus probablement à la fin du XVIIIe ou au début du XIXe siècle, période à laquelle est pourrait être construite la maison adjacente à la tour et où la majorité des défenses de la ville sont détruites ou réaménagées[6].
Merci à Lucie Wissenberg et à Adrien Vuillemin
pour leur aide précieuse, à Jean-Baptiste Ortlieb
pour ses photographies et à LedelProd
pour leurs magnifiques aquarelles.